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« Beauvoir et Sartre », d’Esther Demoulin, et « Faire œuvre à deux », d’Andrea Oberhuber : le feuilleton littéraire de Tiphaine Samoyault

« Beauvoir et Sartre. Ecrire côte à côte », d’Esther Demoulin, Les Impressions nouvelles, 312 p., 22 €, numérique 13 €.
« Faire œuvre à deux. Le livre surréaliste au féminin », d’Andrea Oberhuber, PUR, 350 p., 25 €.
Simone de Beauvoir a souvent souligné la misogynie de l’expression « femme de… » et son absence de réciprocité : « Il n’est jamais venu à l’idée de personne de considérer Sartre comme le compagnon de Beauvoir », dit-elle à Catherine David dans un entretien de 1979 pour Le Nouvel Observateur. Cette inégalité de traitement, relevée par toutes les personnes qui ont parlé du couple Sartre (1905-1980) et Beauvoir (1908-1986), masque sans doute une autre réalité. Dans le cas précis, le couple se révèle émancipateur sur le plan littéraire et l’autonomie s’y gagne moins par l’aménagement d’une chambre à soi que par la constitution d’un couple à soi. L’originalité de Beauvoir et Sartre. Ecrire côte à côte, d’Esther Demoulin, jeune chercheuse en littérature et études de genre, récemment élue maîtresse de conférences à l’université Paris Cité, est de remettre tout à plat afin de défaire les hiérarchies : non pour affirmer qu’elles n’existent pas, que le couple se vivrait sans tensions, mais pour mettre au jour le fonctionnement très particulier d’une petite institution sociale, différente de l’individu ou du groupe, qui fait du couple un véritable espace littéraire.
A rebours de nombreux écrits consacrés à ce très célèbre duo, Esther Demoulin ne s’intéresse ni à la notoriété comparée des deux ni à leur influence réciproque, et pas tellement non plus à l’éventuel déséquilibre de leur relation. Elle choisit de produire l’histoire de leur compagnonnage pour décrire une micro­société littéraire et affective obéissant à la règle très simple du « coucou, ­caché », ce jeu enfantin consistant à dis­simuler son visage derrière ses mains avant de le découvrir aussitôt : au « coucou » correspond l’affichage d’une fusion amoureuse et au « caché » la revendication du célibat ou de l’amour libre. Sur le plan littéraire, la conjugalité est un atout : on s’entraide, on se lit, on se critique, on se soutient ; mais l’absence de ­fusion permet aussi de jouer la carte de l’individualité solitaire, de l’artiste autonome. Le livre décrit très bien cette logique contradictoire, qui fait la singularité de ce couple par rapport à d’autres, tel ­celui formé par Aragon et Elsa Triolet, qui joue de bout en bout la fusion.
Avec les documents dont elle dispose – manuscrits, journaux intimes, correspondances –, Esther Demoulin dévoile les arcanes de cette collaboration fondée sur l’union affective. Elle sait qu’il lui manque un énorme pan, celui des conversations orales, des gestes, des regards, pour prendre toute la mesure de la connivence, lors de tous ces après-midi, par exemple, où Beauvoir venait travailler quatre heures durant dans l’appartement de Sartre, boulevard Raspail. Dans les périodes où le couple est séparé – par les affectations éloignées puis par la « drôle de guerre » –, la conversation se poursuit dans des lettres, témoignant de l’entraide et des conseils donnés (« Ça ne me vaut rien d’être loin de vous, petit conseilleur », écrit Sartre à Beauvoir en 1939).
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